
L'ascension
Jour 14
Nous préparons nos sacs pour la montée
à Nido de Condores. Ils contiennent le matériel de bivouac,
l'équipement technique (30 m de corde, baudrier, crampons, piolets),
les vêtements chauds et la pharmacie. Nous confions le reste (nourriture,
vêtements, chaussures) aux gens d'Inka. Ils conserveront notre sac
dans leur tente les 4 ou 5 jours où nous serons en altitude.
Nous commençons l'ascension vers Nido en
milieu de journée. Les sacs sont lourds (environ 20 kg) et nous
progressons difficilement. Les kilos se paient cher au-dessus de 5000 m.
Je ressens la même fatigue que la veille, dès le début
de la montée. Mais tout comme la veille ça passe à
la volonté. Du coup notre horaire est très médiocre
: presque 5 h pour faire 1200 m de dénivelé.
Jour 15
Journée d'acclimatation, sans trop d'efforts.
Nous avons juste prévu de porter le matériel technique au
pied du glacier des Polonais et par la même occasion de faire une
reconnaissance cette traversée Berlin-glacier dont nous ont parlé
les Rangers. Nous aurons ainsi moins de chances de nous perdre la nuit
suivante lorsque nous partirons pour le sommet.
Les 400 m de dénivelé qui nous séparent
de Berlin me font constater, une fois de plus, que je ne suis pas en forme.
Greg gambade loin devant ; je le suis à distance, épuisé.
A Berlin j'ai pris ma décision : je ne suis pas en état de
faire l'ascension de la Directe des Polonais. Je tenterai la voie normale,
pour être en mesure de faire demi-tour à tout moment. Dans
l'état de fatigue dans lequel je suis, j'arrive à avancer
au moral mais sans savoir si je peux tenir 2 heures ou une journée entière.
Greg part en reconnaissance seul. Pendant ce temps
je discute avec le Ranger monté à Berlin pour nettoyer un
peu les environs et brûler les déchets. C'est le Ranger que
nous connaissons le mieux, nous avons déjà bavardé
avec lui au camp de base. Il parle anglais et voyage pendant les 6 mois
de l'année où il ne travaille pas pour le parc (Australie,
Amérique du Nord, Europe).
Quand Greg me rejoint à Nido, lui aussi a
pris une décision : la directe des Polonais est tracée et
non crevassée. Il tentera l'ascension en solo cette nuit.
Le soir nous nous forçons à manger
un maximum malgré le manque d'appétit. Après quoi
nous partageons la pharmacie en deux. Demain ce sera chacun pour soi. On
espère se retrouver au sommet.
Je met le réveil à minuit pour Greg,
3 h 30 pour moi.
Jour 16
Minuit. Greg se lève et avale son petit déjeuner
en vitesse. Le temps de lui souhaiter bonne chance et il part seul dans
la nuit.
3 h 30 du matin. J'attends la sonnerie de la montre
depuis un moment, mais je ne me sens pas bien. Mal au crâne, envie
de vomir. Je n'ai pas envie de partir dans cet état. Je sors prendre
l'air (glacial) pendant quelques minutes, prend une aspirine et me recouche.
On verra dans une demi-heure.
4 h 15. Je n'ai pas fermé l'œil mais je me
sens mieux. L'aspirine et l'air frais ont fait leur effet. Il me faut un
bon quart d'heure pour allumer le réchaud dans le vent glacial.
Le préchauffage ne fonctionne pas et je suis obligé de verser
de l'essence directement sur le brûleur pour parvenir à l'enflammer.
4 h 45. Je quitte Nido en direction de Berlin et
des deux lampes frontales qui s'en éloignent tout doucement. Cette
fois-ci c'est parti.
L'impression de fatigue ressentie les jours précédents
persiste jusqu'à Berlin. Ensuite je commence à me sentir
mieux. A 6000 m, peu avant Independancia, je croise un alpiniste qui a
fait demi-tour à cause d'un fort mal de crâne à 6500
m. Le mien a totalement disparu. J'ai trois ascensionnistes en ligne de
mire 100 m au-dessus de moi. Deux autres partis de Berlin peu après
mon passage se trouvent une centaine de mètres sous moi.
Une fois revenu sur la face ouest je croise un autre
malchanceux qui a renoncé dans la Canaletta parce que son estomac
le faisait trop souffrir. Je rejoins le trio qui me précédait
alors que le vent, déjà faible, est tombé. Il s'agit
d'un guide américain et de ses deux clients. Je lui demande si on
est dans les temps. Il me répond par l'affirmative, le pouce levé,
prévoyant le sommet vers 13 h. Me sentant de mieux en mieux, je
les double et attaque la Canaletta. Trois autres grimpeurs peinent dans
les éboulis au-dessus de moi. Il est difficile de trouver un rythme
dans cet amalgame irrégulier de rochers et de graviers qui fait
renoncer nombre de prétendants au sommet. Trois pas, une glissade,
on reprend son souffle. Quatre pas et on s'arrête de nouveau. Le
franchissement des blocs et des coulées de gravier demande des
efforts considérables, aussitôt suivis d'une pause.
Petit à petit je gagne du terrain sur les
trois hommes, puis les double. J'arrive le premier en haut de la Canaletta
en coupant au plus court à droite, préférant remonter
l'arête que de faire 50 m de plus dans la coulée. La vue sur
la face sud est impressionnante. L'altimètre annonce encore plus
de 300 m avant le sommet. J'ai encore du chemin à faire. Quelques
minutes plus tard je rejoins le sentier de la voie normale qui serpente
dans le roc. Une voix m'interpelle d'en haut. C'est Greg !
"Combien de mètres me reste-t-il ?"
"Cinquante, tu es juste sous le sommet. Je t'attends."
Mon altimètre n'indique pourtant que 6700
m !
J'accélère le pas pour rejoindre Greg
au sommet. Grand moment de bonheur tous les deux là-haut. Il est
arrivé un quart d'heure avant, épuisé, après
12 h d'ascension dont 10 sur le glacier. C'est son premier solo, à
6959 mètres. Chapeau bonhomme !
Trois ascensionnistes nous rejoignent au sommet.
Nous avons la chance d'avoir très peu de vent. Séance photo
puis on se dépêche de redescendre : le temps se gâte
et de gros nuages commencent à encercler le sommet.
Nous nous hâtons dans la Canaletta, aussi
immonde à descendre qu'à gravir, en essayant de ne pas nous
casser une jambe au milieu des gros blocs. Nous croisons des gens échelonnés
tout au long de la coulée. La plupart feront demi-tour à
cause du mauvais temps, certains à peine 50 m sous le sommet ! Brume,
neige et éclairs nous tiennent compagnie au cours de la descente.
Nous rejoignons la tente au bout de 3 h, éreintés mais contents.
Ce soir, pas la peine de sortir dans le froid pour aller chercher de l'eau pour
préparer le dîner. Il suffit de tendre le bras hors de la tente pour remplir
la gamelle de neige et la faire fondre. La tente est recouverte par 20 cm de neige mais
ça ne nous empêche pas de dormir.
Jour 17
Nous avons tout notre temps maintenant. Les sacs sont
énormes pour la descente, à cause des 3 jours de nourriture
non consommée, mais peu importe. Nous commandons un repas chaud
dans une tente mess une fois arrivés au camp de base. Une mauvaise
nouvelle arrive dans la journée : un ascensionniste est mort cette
nuit à Berlin. Il s'agissait d'un grimpeur allemand assez âgé.
Nous n'en apprendrons pas davantage.
Nous passons dire au revoir à Eduardo au
refuge. Il nous offre à chacun un poster de l'Aconcagua en souvenir.
Nous prenons garde de ne pas le mettre dans le sac que nous laisserons
aux muletiers pour le retour à Puente del Inca. Demain sera le retour
à la civilisation.


